Les Halles de Schaerbeek
— Bruxelles —

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Inbal Ben Haim : "On ne fait pas ce qu’on veut avec le papier. Il vous manipule autant que vous le manipulez."

 
En mettant à l’épreuve la résistance du papier dans des situations aériennes, explique Inbal Ben Haim, l’incertitude devient dramatique et crée un certain suspens. Elle joue avec cette réaction spontanée en allant jusqu’à des moments de rupture, de déchirure, comme si elle sciait la branche sur laquelle elle est assise. On ne fait pas ce qu’on veut avec le papier. Il vous manipule autant que vous le manipulez. C'est ainsi qu'Inbal Ben Haim parle de sa pratique circassienne et de la place du papier dans son travail. En attendant sa venue aux Halles de Schaerbeek avec le spectacle PLI, créée avec ses complices Alexis Mérat et Domitille Martin, cet entretien avec Stéphane Malfettes nous permet d'approcher sur son processus de création.

 

La création de votre spectacle Pli est l’aboutissement d’un long processus artistique. Quel en est le point de départ ?

Inbal Ben Haim : Tout a commencé en 2016, au CNAC (Centre National des Arts du Cirque), pendant un stage dirigé par Johann Le Guillerm. Il nous a proposé de créer quelque chose de très personnel en nous appropriant ce qu’il appelle des « pratiques minoritaires » : des expressions artistiques un peu oubliées, mal considérées ou carrément marginales. Le papier s’est alors imposé à moi. Je voulais fabriquer un oiseau qui puisse me permettre de prendre mon envol. Je n’ai évidemment pas tout à fait réussi mais les jours que j’ai passés à me confronter au papier pour façonner une grande poupée à taille humaine, a posé les bases de ma relation avec cette matière si riche de promesses, et à laquelle j’ai toujours été sensible. Ma rencontre avec Alexis Mérat – toujours au CNAC, dans le cadre de la Chaire IciMa – a ensuite scellé le sort de mes recherches. Sa connaissance technique et son appréhension esthétique du papier ont ouvert de nouvelles perspectives pour concevoir des dispositifs de suspension en papier comme la corde mais aussi d’autres agrès totalement inédits. La découverte du papier comme matière à la fois délicate et très résistante, m’a profondément touchée et m’a lancée dans des recherches aussi bien techniques, esthétiques que poétiques. Du cirque avec du papier devenait alors vraiment possible.

Cette confrontation originale entre le cirque et le papier soulève des défis techniques encore inexplorés. Comment orchestrez-vous ces séquences de recherche ?

Inbal Ben Haim : Avec Aléxis Mérat, qui est à la fois plasticien et ingénieur spécialiste du papier, et l’artiste et scénographe Domitille Martin, nous testons différents procédés de pliage, de froissage et de torsion du papier pour augmenter ses capacités de résistance. Cette phase de recherche est à la fois technique et dramaturgique car le spectacle met en scène la construction à vue des agrès pour que le public soit témoin du travail sur le matériau. La transformation de cette matière première est envisagée dans ses interactions avec la lumière, le son, la scénographie, le costume et les actions que nous accomplissons tous les trois sur scène. Ce qui me plaît avec le papier, c’est qu’il est à portée de main à chaque instant de nos vies. Il a une envergure universelle et quotidienne. Tout le monde à une expérience directe du papier qui passe d’ailleurs beaucoup par le touché. Nous déployons cet aspect charnel du papier mais en introduisant une dimension surréelle avec des effets d’expansion et d’amplification tant sonores que visuels. Les différents états que connait le papier en passant de la fragilité à la résistance et à la déchirure génèrent les mouvements du corps, des formes et des changements de l’espace.

Une des spécificités du papier est de conserver la mémoire du geste, de faire empreinte. Les plis matérialisent un espace-temps.

Inbal Ben Haim : Dans le contexte des arts du cirque, le papier crée également une sorte de suspens. En mettant à l’épreuve sa résistance dans des situations aériennes, l’incertitude devient dramatique : le papier va-t-il tenir ? J’ai envie de jouer avec cette réaction spontanée en allant jusqu’à des moments de rupture, de déchirure, comme si je sciais la branche sur laquelle je suis assise. C’est ici que je trouve la notion du risque dans le cirque. On ne fait pas ce qu’on veut avec le papier. Il vous manipule autant que vous le manipulez. Les gestes et les mouvements que je produis s’adaptent aux spécificités et aux possibilités de la matière. Les figures que je crée sont très différentes de celles qui me sont familières avec des agrès traditionnels. Ce type de travail aérien s’inscrit dans la voie ouverte par Chloé Moglia, Mélissa Von Vépy ou Fanny Soriano : des femmes qui pratiquent l’acrobatie aérienne avec d’autres ressources, d’autres rapports aux objets, dans un dialogue incongru avec le monde. L’agrès a une fonction technique et dramatique, de forme et de contenu. Avec Pli, le papier et le corps ont une importance égale. Mais c’est lui qui donne le ton. C’est lui la vedette.

L’intérêt que vous portez au papier et au pli fait bien sûr penser au Japon. La culture japonaise est-elle pour vous une source d’inspiration ?

Inbal Ben Haim : Comment faire l’impasse sur un artiste comme Issey Miyake quand on explore les nuances infinies du pli ? La création contemporaine japonaise (et aussi la tradition philosophique) a une grande importance à mes yeux. Par exemple, j’aime beaucoup les œuvres de Chiharu Shiota : les fils arachnéens qu’elle tisse dans l’espace créent des formes paradoxales et des rapports d’échelle très surprenants. Ma démarche artistique est nourrie par plusieurs éléments fondamentaux de l’esthétique japonaise. Je suis fascinée par le culte du papier qu’ont les Japonais : ils en font un matériau social très puissant. La danse butô a également une influence sur mon approche de la dramaturgie et du mouvement. Je suis enfin très sensible au concept spirituel du wabi-sabi, la quête de la beauté dans l’imperfection. Il est en effet primordial pour moi d’accepter la diversité et l’irrégularité des choses. Il ne s’agit pas de le faire volontairement, mais simplement de ne pas rechercher à être complètement parfait. Accepter d’avoir des défauts, laisser place aux altérations du temps, aux accidents du hasard, aux effets de la nature : laisser la vie faire son œuvre. C’est ce dont je me suis rendu compte en devant surmonter l’épreuve d’une blessure à l’épaule. Mon travail d’artiste de cirque est finalement devenu plus intéressant avec cette partie de mon corps blessée/ réparée qu’avec une constitution physique « parfaite ». C’est dans ces fragilités que je trouve une autre puissance.

Propos recueillis par Stéphane Malfettes (janvier 2020).