Les Halles de Schaerbeek
— Bruxelles —

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PAUVRE AMOUR.

AVANT-PROPOS

Les Halles s’engagent dans une trajectoire généreuse et inclusive, sans être naïves et aveugles face aux défis d’aujourd’hui, notamment ceux du climat et des injustices sociales, violences du système capitaliste.
Aux Halles, nous parlons d’Amour comme d’une stratégie de cohésion et de rapprochement. Comme d’une attitude plutôt que d’un sentiment. Comme d’un engagement politique. Décider d’aimer, c’est choisir de « nous soucier de l’oppression et de l’exploitation qui affectent d’autres êtres que nous-mêmes » écrit l’autrice afro-américaine bell hooks dans son livre, À Propos d’Amour. Cette phrase nous guide dans les saisons à venir.
Nouvelle voisine des Halles, l’artiste Laurène Marx, dont l’oeuvre écrite et performée parle de genre, de normativité, du rapport à la réalité, de neuro-atypie et d’anticapitalisme.
Elle a rédigé, pour cette brochure, un texte en écho à notre engagement, une perspective personnelle et vive sur l’Amour qui pourrait nous unir.

 

PAUVRE AMOUR.


J’crois pas que j’aimais vraiment avant d’avoir de la thune. Je crois que quand on est pauvre on aime pas vraiment, j’pense qu’on s’accroche à des coeurs avec les ongles, j’pense qu’on essaie juste de retenir l’amour comme on peut. J’pense que quand t’es précaire, vraiment précaire, tu fais de ton mieux pour t’arranger avec les définitions générales et romantiques des choses mais que les définitions des choses ont été fixées par des gens en meilleure santé mentale et financière que toi .
Je savais ce que c’était que « l’Amour », je l’avais vu et entendu « l’Amour » mais j’avais honte de savoir/comprendre, même confusément que MA version de l’amour c’était pas la même version que celle à la télé ou que celle que je voyais dans les yeux des autres.
Pour parler d’amour il faudrait toujours parler de classe avant. On parle de quel amour, hein ?
Un amour paisible dans une maison paisible ou un amour de pris-à-la-gorge, de prix dans la gorge ?
Un amour qui paye son loyer et qui compte pas pour les courses ?
Ou un amour au CPAS ?
Est-ce que c’est encore de « l’Amour » ou en tout cas la définition originelle de l’amour, l’amour-Amour ; est ce que c’est pas juste un amour bourgeois.
Et évidemment, t’emballe, évidemment qu’on aime quand on est pauvre évidemment que les pauvres ils aiment leur gosse et ils s’aiment aussi, fais pas genre t’as pas compris, c’est chiant. Si, c’est chiant, vraiment.
Je dis juste que l’amour c’est un rapport au temps autant qu’un rapport à l’autre et si t’as pas le time, t’as pas l’amour.
Si ton temps il part dans des tunnels d’angoisse, à te demander si t’as les moyens, si tu peux te le permettre d’aimer alors que t’as même pas les moyens de bouffer. Je voudrais juste qu’au moment de me demander de parler d’amour on me demande de parler de ma version de l’amour, la version pas chère, la version qui fait déjà ce qu’elle peut.
J’aimerais surtout qu’au moment de parler de quoi que ce soit on me dise à l’avance de quoi et de qui on parle parce que sinon on prend le risque de faire croire à toujours les mêmes versions fantasmées en boucle de trucs qu’on sait plus vraiment ce que c’est. Je sors de 15 ans de précarité et je suffoque encore, je suis estomaquée rejetée sur le rivage du malheur, à cracher du sel et quand on me demande de parler d’amour j’ai d’abord un point de côté et je dis d’abord, « attend, je reprends mon souffle, je reprends mon souffle et après je te parle d’amour, attends, attends... je vomis ma vie, d’abord et puis je te parle d’amour, attends... »
J’ai pas connu l’amour en vacances, l’amour en connaissance de cause, l’amour sans terreur, j’ai eu des moments de vie et des moments d’amour mais pas d’amour sans terreur ou, si j’aimais un instant sans pression et que c’était un amour comme un rêve, un amour comme un instant de paix, c’était jamais sans percevoir au loin la poussière des cavaliers furieux ; rien n’a jamais été sans la sensation terrible d’être observée, comme quand tu sais pas pourquoi, t’es dans la forêt et ta colonne vertébrale qui est en mode vibreur et tu sais pas pourquoi mais c’est parce qu’il y’a un putain d’ours qui t’observe en mode pervers derrière un buisson et tu sens que tu vas te faire bouffer.
J’ai observé l’amour cachée, de loin et l’amour m’a traquée aussi, m’a stalkée et fait remonter l’estomac dans la gorge, je n’ai jamais fait confiance à l’amour et l’amour s’est toujours méfié de moi parce que j’étais pas fiable, pas fiable parce qu’on est pas fiable quand on est pauvre. C’est comme ça. Quand on fait comme on peut, on est pas ce qu’on est, on est, au mieux, on aime tant bien que mal.
Je suis une femme trans et j’ai écrit 17 ans pour pas un rond, pour pas un regard et je veux pas qu’on me rembourse l’argent, je veux qu’on me rende l’amour et si vous pouvez pas alors alignez la moula que je m’arrange le coeur.
Et hier quelqu’un a essayé de m’écraser, il m’a vu et il a accéléré et quelques jours plus tôt un type m’a suivi dans la rue parce qu’il savait pas bien si j’étais un pd en école d’art ou un travelot en quête de style mais en tout cas je menaçais quelque chose en lui et je ne me sens pas en sécurité dans ce monde et je peux pas vraiment parler d’amour comme ça en ayant la trouille non plus...et je peux pas non plus écrire en tremblant parce que ça me fait faire des fautes de frappe....et je me rends compte qu’en fait, bah ouais, c’est jamais le bon moment de parler d’amour parce que j’ai tout le temps tout le temps peur et que ça influe sur ma syntaxe romantique et sur le rythme des battements de mon coeur et mon coeur bat dans mes doigts qui frappent le clavier. Et je comprends hein, je comprends...l’amour c’est une énergie et il y a la même quantité d’énergie depuis le tout début du tout début du monde mais peut-être que dans le même temps y’a plus de trans qu’à l’époque des dinosaures et qu’il n’y a pas assez d’amour en ce monde pour aimer les trans....nous les trans on doit être une sorte d’énergie en expansion et peut-être qu’on lutte contre les principes fondamentaux du catholicisme et de la thermodynamique et que c’est dangereux pour nous de lutter contre la physique avec notre physique...
Alors si tu me demandes et que je pouvais choisir pour une fois ? Je voudrais qu’on m’aime comme les squatteurs aiment leur chiens, avec déférence et délicatesse et...et les chiens en retour ils leur portent une sorte d’estime sauvage et douloureuse et je sens l’amour vengeur de ces loups domestiques qui leur palpite un instant dans leurs muscles et un amour de viande ancienne coule de leurs dents en nacre et je voudrais qu’on m’aime comme ça avec une morsure à tout moment mais au final la langue qui pend pour guérir et des yeux de chiennes pas possible avec une joie triste comme une piscine à débordement dans les yeux....et aussi, tu vas te dire que je divague mais je te jure que ça fait sens et que ça compte ce que je te dis là tout au bout de mon texte quand mes doigts veulent juste plus s’arrêter et disent tout ce que j’ai sur la langue d’un seul coup, et alors, attends, alors : Vick ma copine elle a son amie Méduse qui est morte tatouée sur le torse et quand elle se déshabille et qu’elle se colle sur moi j’ai ce visage aux yeux fermés de cette morte qui est pas ma morte qui se presse contre mon torse et c’est une intimité et un amour si puissant et si étrange et je veux qu’on m’aime comme ça qu’on m’aime comme les squatteurs alcoolos et polytox et désespérés aiment quand même leurs mort·e·s. Je veux qu’on m’aime, même avec désespoir et résignation mais que ce soit de nouvelles formes d’amour puisque la quantité d’amour ne peut pas augmenter alors, il faut changer les types d’amour et renouveler les stocks d’amour...et en tout cas si tu m’aimes je veux que tu saches tout ça....si tu m’aimes prend conscience de mon amour de trans et de mon amour de pauvre et sache que dans le fond, hein, tout est de ma faute mais pas l’amour, l’amour c’est pas ma faute....


Laurène Marx

 

Photographie © Pauline Le Goff