Les Halles de Schaerbeek
— Bruxelles —

Splash timer

La tactique de l'horloge

par Laurence Kahn

 

Sur la route du Docteur Camino vers Cambo-les-Bains au pays basque se situe la Villa Arnaga, maison créée selon les rêves d’Edmond Rostand. L’auteur de Cyrano de Bergerac a parcouru la région en 1902 à la recherche du terrain idéal et a fini par le dénicher : un vaste plateau nu, dans une immensité d’air, de lumière et de ciel.[1]

À l’étage de la Villa, une pièce nommée le Boudoir de Rosemonde était le lieu intime de Rosemonde Gérard, l’épouse d’Edmond. Au-dessus de la cheminée, une horloge. Une horloge où s’affichent non pas 12 mais 14 heures. Conçue par Henri Vian, le grand-père de Boris Vian, elle est inspirée de l’expression « chercher midi à quatorze heures ». Le cadran présente 14 heures mais le mouvement horloger est de 12 heures. L’heure indiquée est donc en décalage constant avec l’heure réelle.

Cet objet étonnant fait tiquer les comptables, fait la nique aux tableaux Excel, aux mesures de performance, aux calculs de rentabilité. Il envoie valdinguer le temps mécanique, quantitatif et immuable. Prenant le contre-pied des horloges aux tic-tac précis et pressants, il incarne un acte de résistance poétique. Passé, futur, présent se mêlent, s’emmêlent, quelle heure est-il, l’heure a-t-elle un sens ? Que mesure-t-elle réellement ? N’est-il pas temps d’en rire ?

La force de l’illogisme est de nous rappeler la possibilité de transformer notre regard, le sortir un instant des ornières de l’évidence. Prendre un moment pour souffler, s’aérer, suspendre sa course. Sur de hauts plateaux. Des plateaux où l’on connaît l’existence des ruines, où l’on a vu l’épuisement des ressources, les dégâts causés par le capitalisme, la capacité de celui-ci à phagocyter tout ce qui se crée. Il n’empêche… Il n’empêche que… La résistance existe. L’humour résiste. La vie insiste.

Ce qui réussit à vivre malgré le capitalisme. Ce qui s’échappe. Ce qui affleure. Ce qui se déploie dans le silence ou l’effervescence. Chercher midi. Le Cherche midi éditeur. La rue du Cherche-Midi à Paris. Au XVIe siècle, on employait l’expression « chercher midi à onze heures ». En 1620 il y eut sous Louis XIII le Ballet des chercheurs de midi à quatorze heures. Chercher midi à quatorze heures, danser cette recherche, vibrer des foules de questions qu’elle pose, des chemins infinis qu’elle suppose, suspendre la notion de progrès à son crochet aveugle, libérer les lignes droites, redonner des ailes aux mains, des yeux aux pieds.

Les acrobates sur les hauts plateaux, telle cette horloge qui résiste à la logique, activent des forces qui se jouent de la pesanteur. Qui prennent de la hauteur. Pour apporter de l’air, du souffle à nos respirations quotidiennes.

 

[1] FAURE, P., Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand, Plon, 1928.