Les Halles de Schaerbeek
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A propos des théâtres de Françoise Bloch, Salim Djaferi et Adeline Rosenstein

Le théâtre documentaire "n'a plus les stricts contours qu'il a pu avoir précédemment. Il désignera ici un ensemble de spectacles qui ont pour enjeu et argument d'avoir été documentés et d'en porter la trace dans leur oeuvre." (Olivier Neveux)

Cette définition porte en elle le regard critique qu'Olivier Neveux - rédacteur en chef de la revue française théâtre/public - pose sur le (vaste) champ contemporain du théâtre documentaire. Un sujet sur lequel il écrit dans le numéro 245 de la revue - Mouvements de la scène actuelle - et dont nous vous livrons ci-dessous quelques extraits. Après une introduction à la prépondérance de cette forme théâtrale et à ses principales caractéristiques, Neveux s'intéresse à trois propositions qui se démarquent dans le paysage actuel. Trois spectacles qui sont venus (ou viendront très prochainement) à la rencontre du public aux Halles de Schaerbeek : Koulounisation (de Salim Djaferi) & Laboratoire Poison (d'Adeline Rosenstein) - créés aux Halles en octobre 2021 - et Points de Rupture (de Françoise Bloch) - qui sera présenté les 17 et 18 novembre 2022.

  • Introduction

" Comment expliquer que le théâtre documentaire, qui faisait encore exception il y a quinze ans, soit devenu si courant? Mais aussi que son histoire passionnante et heurtée, son projet si souvent méprisé, ne semble plus lui porter (...) un quelconque préjudice ? Qu'il soit, en un sens, encouragé ? Est-ce parce qu'il a cessé d'être indissociable de "l'invention d'une forme" ? Qu'il consonne aux réductions que la domination impose à la "politique" ? Le mode de production théâtrale explique en partie ce succès, dépendant de "programmateurs" eux-mêmes soumis à une injonction intériorisée : atténuer les doutes qui pèsent sur la légitimité politique et sociale de l'existence du théâtre (public). Il faut des oeuvres qui portent en elles leur propre utilité, thérapeutique, sociale ou critique, qui témoignent de ce que le monde va mal mais que l'on pourrait y remédier. Les raisons politiques par lesquelles le théâtre documentaire ou le théâtre documenté justifient leur existence sont en effet désormais bien connues; elles ont pour point commun de désirer remédier à une défaillance : un défaut de savoir, de conscience, de visibilité, d'existence ou de représentation. C'est ainsi que, cette dernière décennie, ces théâtres sont venus (...) combler les supposées lacunes de leurs contemporains. La liste est dès lors interminable des thèmes et des sujets qui, à coups de lectures et de collectes, d'enquêtes et de recherches, justifient les oeuvres, dans une lancinante accumulation de thèmes de société : une chambre d'échos (approximative) des sciences sociales ou d'enquêtes journalistiques. (...) "

  • Laboratoire Poison (Adeline Rosenstein)

" Composé en chapitres, Laboratoire Poison débute en Belgique, se prolonge en Algérie, se poursuit au Congo avant de s'achever, pour l'heure, en Argentine. L'enquête suit plusieurs questions, celles des trahisons, de la discipline, de l'héroïsme, dans un défi lancé à tout possible surplomb : ne pas faire de leçons à l'Histoire. Le plateau est un espace responsable, à la fois minimaliste et foisonnant, abstrait et habité : le "tableau noir", horizontal, d'une démonstration ou d'une exploration. On s'adresse à nous, la salle; on explique, raconte, déplie, reprend, corrige et met littéralement en scène l'Histoire, c'est-à-dire que cette dernière passe l'épreuve de sa traduction scénique. Les corps (douze en scène) y sont, simultanément, des signes, des gestes (et des gestus, y compris langagiers) comme "crayonnés" sur un plateau de théâtre. Ils se disposent, composent de l'image, du schéma à la fresque, croquis et cartes, qui s'efface une fois qu'elle n'est plus nécessaire. On pense à la bande dessinée, à une ardoise magique, sollicitée au gré des enjeux d'un récit plus ou moins grave, clownesque, ironique, emphatique ou sec. La description du spectacle est difficile : il s'invente là, sans doute, un langage politique dramatique. Les inventions ne sont pas si fréquentes, il faudra y revenir, ailleurs. "

  • Koulounisation (Salim Djaferi)

"Le spectacle refuse d'être ce qu'il semble être à son amorce, pas de conférence performée de soi, par exemple. Tours de magie, disparitions, faux sang, faux complice... : il joue de tout un éventail d'artifices. Sa structure est celle du trompe-l'oeil. C'est, peut-être, d'ailleurs, plus profondément, son enjeu. (...) Le spectacle de Salim Djaferi est, par définition, mouvements, volumes et durées. Pourtant, quelque chose fonctionne à l'identique et qui tient, d'une part, au plaisir - découvrir que l'oeil a été leurré, que la confiance et la crédulité ont été abusées - et, d'autre part, au statut de la vérité elle-même. Elle ne saurait apparaître ni nettement ni pleinement. Elle est toujours disparue, tordue; question de perspectives, de ligne de fuite, de placements. Ce qui littéralement se découvre ne l'est qu'à la condition de ne jamais pouvoir être donné "nu", il est entraperçu dans le geste du leurre qui le et se laisse voir; c'est la condition d'une certaine teneur de vérité, elle ne s'appréhende qu'en raison de sa dissimulation (comme dans un tour de magie : de l'imminence toujours fuyante ou passée de son apparition) et, peut-être aussi, de son intuition ou de son imagination. Elle ne se résout pas à être un fait, une somme de faits. Elle les comprend mais leur est irréductible. Dans ce théâtre, l'intrusion de la torture ou de la figure criminelle de Paul Aussaresses est aussi importante que leur invisibilité, qui les précédait. Les contractions politiques qui enfouissent la vérité sont partie intégrante de sa qualité. La représentation fonctionne "à l'apparition" et, donc, à la disparition, à ce qui a disparu, à ce qui peut re-disparaître, à ce qui a été tu et que l'on pourrait de nouveau taire. Au double sens du terme : la vérité apparaît (ce qui signe a minima son intermittence); la vérité est d'apparaître. L'artifice est le procédé - théâtral - qui permet à la vérité politique d'apparaître dès lors qu'elle est mouvement, qu'elle charrie avec elle tout ce qui la fait exister."

  • Point de rupture (Françoise Bloch)

"Dans les toutes dernières minutes du spectacle, le personnage "Aymeric" (Aymeric Trionfo) interroge : "C'est quand même extrêmement douteux le plaisir qu'on a à jouer ça, tous ces rapports de domination si moches, aussi laids que tout ce mobilier, que mon costume; tout ça on est content de les jouer [...]. Je trouve ça extrêmement douteux." La pièce se retourne sur elle-même. Elle ne s'épargne pas. Elle signale la possible jouissance qu'induisent nos récriminations, nos plaintes et, plus encore, la représentation balisée et cinglante de ce monde débile. "Douteux", ce goût que nous avons de patauger dans la laideur de leur paysage, dans la glue de leur syntaxe, dans la reconnaissance narquoise de ce monde d'open spaces, de PowerPoint et de performance managériale, de surenchérir sur ce décor, de le reproduire, de le jouer pour le dénoncer, de le dénoncer pour le jouer et de s'y trouver bien à l'aise, grâce à cette légère distance qui signe que nous n'en sommes ni les dupes ni les complices. On est du bon côté, c'est pour la bonne cause, celle de la critique (...). Mais jusqu'où la critique qui prend appui sur la laideur du capitalisme est-elle indemne de sa fascination? Immunisée par le mépris et le ricanement? Neutralisée par la paresse de son ressassement? (...)

Alors la décision est prise de dégager "tout ce moche". Le plateau devient l'objet de ce dégagisme. Les fauteuils à roulettes, les tables sont remisés derrière un rideau de fer au lointain, comme l'on boucle derrière soi, ou à la cave, souvenirs et passés, comme l'on ferait une promesse publique de ne plus y revenir. Puissance d'un acte de mise en scène qui expose l'hypothèse de l'obsolescence de sa forme, qui prend date, qui le dit de la façon la plus définitive possible mais, comme il s'agit de théâtre, sans qu'il ne soit impossible d'y entendre, aussi, une blague - un serment d'opérette."

L'article "Savoirs critiques. Les théâtres documentaires de Bloch, Djaferi et Rosenstein", et ses conclusions en forme d'hypothèses, est à lire dans son intégralite dans le numéro 245 de la revue théâtre/public, Mouvements de la scène actuelle.

Points de Rupture (de Françoise Bloch) sera aux Halles de Schaerbeek les 17 & 18 novembre prochains.   Koulounisation (de Salim Djaferi) sera au Rideau de Bruxelles du 29 novembre au 9 décembre 2022.   Laboratoire Poison (d'Adeline Rosenstein) sera au Théâtre Varia du 9 au 12 mars 2023.