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Pauline Beugnies / Il y a quelque chose d'inévitable dans le mahragan. C'est impossible de pas bouger !

Rencontre - par Whatsapp vocal interposé - avec Pauline Beugnies. Pauline est une photographe et cinéaste belge dont la vie la changé le 25 janvier 2011 : jour où la révolution égyptienne a éclaté sur la place Tahrir, au Caire. Depuis, Pauline a publié "Génération Tahrir" (Le bec en l'air, 2016 - avec Ammar Abo Bakr & Ahmed Nagy), réalisé "Rester Vivants" (2017) - un portrait intime de la jeunesse activiste égyptienne - et "Shams" (2020)- un court métrage qui relate la passion amoureuse entre une jeune femme belge et une jeune égyptienne de 10 ans sa cadette. Fin 2021, Pauline ira tourner en Egypte le nouveau clip vidéo de MC Sadat, un des parrains de la musique mahragan. INTERVIEW.

 

Pauline, quels souvenirs as-tu du 25 janvier 2011, date à laquelle tu as assisté à la naissance de la révolution en Egypte ?

J’ai l’impression que c'est un peu le jour qui a changé ma vie. Ce n'est donc pas simple d'y répondre de façon concise. Ça faisait déjà un an que je suivais de jeunes activistes politiques en Egypte, suite à la mort de Khaled Mohamed Saïd, un jeune alexandrin qui a été battu à mort par la police le 6 juin 2010. Et le 25 janvier 2011, jour de fête nationale de la police, ils ont organisé une manifestation. Via les réseaux sociaux, la police savait que quelque chose se tramait. Je suis partie avec un petit groupe de meufs. On a pris plusieurs transports pour ne pas se faire repérer, jusqu'à arriver dans un quartier hyper populaire qui s’appelle Boulaq Dakrour, au Caire. Tout le monde était en retard et je me suis dit : « y a rien qui va se passer ». Il y avait des petits groupes qui se réunissaient. Tous les 100 mètres il y avait deux ou trois activistes. Ils ont commencé à marcher et à appeler les gens pour qu'ils descendent de leurs balcons. Les gens les ont rejoints et quand on est arrivé sur les grands boulevards on était plein. C'était fou ! Avec la suite qu’on connaît : cette place Tahrir blindée de monde durant la nuit du 25 janvier 2011.

Ta lecture de 1984 (George Orwell) en 2008 avait peut-être quelque chose de prémonitoire. La répression exercée par les régimes de Mohamed Morsi et du maréchal Al Sissi a été terrible. Quelle est la situation aujourd'hui en Egypte ?

Je n'avais jamais lu 1984. Le fait de le lire dans l'avion pour aller au Caire, c'était assez fou, car ce que j'ai découvert là-bas, en 2008, c'était déjà un état policier. Beaucoup plus soft que le régime actuel, mais c'était quand même déjà ça. Aujourd'hui, il y a beaucoup de prisonniers d'opinion en Egypte. Beaucoup de journalistes sont emprisonnés ou empêchés quotidiennement de faire leur boulot. C’est une vraie dictature militaire. Après, Al Sissi fait aussi plein de choses pour redorer l'image de l'Egypte à l'international. Il construit des ponts pour se déplacer plus rapidement dans la ville du Caire. Il rénove des musées, etc. C'est le paradoxe : il y a une répression qui est très forte et en même temps beaucoup de gens ont l'impression qu’Al Sissi, contrairement à Mubarak, ne se met pas d'argent dans les poches. Pas autant en tous cas. Qu'il travaille pour le bien de l'Egypte. Les analystes sont toutefois pessimistes. On a parlé de l’hiver arabe, après le printemps. Les traces de la révolution, pour moi, se situent plus à un niveau social. Si on s’intéresse juste à la politique, la situation est ultra déprimante. Mais d’un point de vue social et culturel, il y a des choses qui évoluent. Comme la place des femmes dans la société, par exemple. Il y a une sorte de #MeToo égyptien, une présence beaucoup plus grande des femmes dans l’espace public. Une plus grande liberté dans les relations entre les gens. Des choses changent et ça donne de l’espoir.

Dans Shams, ton premier court métrage, tu montres une scène de fête tournée dans un club branché du Caire. Aux manettes c'est MC Sadat, parrain du « mahragan », une musique qui voit le jour en Egypte autour de 2010. Quelle est cette musique ?

Shams, c'est une histoire d'amour. La rencontre des deux protagonistes se passe dans un club branché du centre-ville du Caire où il y a une fête de marhagan (ou électro-chaâbi) avec MC Sadat aux manettes. C'est dans les fêtes de mariage que ce style de musique est né. Les gars ont commencé un peu avant la révolution, en 2010. Ils viennent de la périphérie du Caire, de quartiers comme Medinat Al-Salam, construits un peu n'importe comment, très populaires, très pauvres. Cette musique est à l'image de ces quartiers, fabriquée sur des vieux PC - c’est la débrouille ! C’est un mélange de rap, de hip-hop et d’électro sur des rythmes chaâbi, qui est une musique traditionnelle. Cette musique est très sociale, très politique, parce que dès le départ elle a raconté la réalité de ces quartiers-là. La réalité des jeunes surtout. Le mahragan a vite pris une ampleur assez incroyable pendant la révolution, parce qu'elle était le relais, la matérialisation, l’expression artistique de ce qui se passait. Des jeunes qui se révoltent pour demander une place dans la société, réclamer la liberté et la justice. Il y a tout ça dans les textes mahragan. Et il y a une énergie qui est complètement folle. En 2012-2013, MC Sadat et sa bande devenaient des stars, mais en parallèle ils continuaient à jouer dans les quartiers populaires, dans des fêtes de mariage qui se passent en extérieur et où il y a chaque fois des crew de jeunes qui sont invités à venir danser avec les mariés. L'énergie du mahragan est difficile à décrire. Peut-être une sorte d'énergie du désespoir. Très vivante. Il y a quelque chose d'inévitable dans cette musique. C’est impossible de pas bouger !

Le mahragan est une musique subversive. Quelle place occupe-t-elle dans le paysage artistique actuel ? Comment a-t-elle évolué ? A-t-elle une portée au-delà des frontières égyptiennes ?

C'est une musique assez subversive, en effet, parce qu'elle vient de quartiers très populaires, de la base de la population égyptienne. Elle s'exprime un peu comme un cri. Après la révolution est apparue une sorte de transversalité entre classes. Les frontières se sont un peu brouillées. L'échange entre origines sociales et culturelles était davantage possible. C'était assez beau. Mais l’année passée un concert d'électro-chaâbi au stade du Caire a été arrêté parce qu’un couplet d’une chanson parlait de vin et de cannabis. Les artistes ont été bannis de toutes les scènes officielles du pays. C’était assez violent. Mais ils ont quand même pu continuer à se produire dans les fêtes de mariage. Là où leur musique a vu le jour. Ces artistes font une musique qui est authentique. Et pourtant c'est difficile pour eux de jouer dans le grand jeu mondial. Leur musique est en accès libre sur Youtube, elle est libre de droits - il n’y a pas de copyright en Egypte. Donc se faire connaître et exister sur la scène internationale n’est vraiment pas évident. C'est surprenant car ce sont des artistes hyper renommés, hyper connus. Mais ils n'ont pas les conditions économiques qui vont avec. Ce sont d’autres plus malins, avec des compétences en marketing, qui prennent la vibe et y arrivent.

Cette année tu travailleras sur le prochain clip vidéo de MC Sadat. Comment vous êtes vous rencontrés ?

Sadat nous a fait vraiment un beau cadeau. Il est venu et a emmené ses danseurs pour tourner une scène de mon film Shams. Une scène qui existe grâce à lui. Il a fait ce geste pour nous et nous a permis d’utiliser plusieurs morceaux de son répertoire. Après, il avait très envie qu'on fasse un clip pour lui. On a répondu à un appel de la Fédération Wallonie Bruxelles, on a reçu une aide et on va aller tourner un clip ensemble à la fin de l’année. Pour eux c'est toujours la même question : comment exister ? comment parler de son travail ? C’est difficile. Et tout ça est toujours bien surveillé par le régime. Il faut donc toujours trouver des tours de passe-passe pour y arriver. Mais ces artistes ne s’arrêtent jamais !

Propos recueillis par Michel Reuss

Photo : Pauline Beugnies