Les Halles de Schaerbeek
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ENTRETIEN | Gorillas cie ou la valorisation de l'Hybridité

Les créatrices du spectacle Le Cri du bombyx se sont rencontrées en 2018 sur la tournée estivale du spectacle Je sens la terre bouger du Cirque Barbette, l’une comme interprète et l’autre comme chargée de production et diffusion. Oriane Lautel est diplômée de l’ESAC, et Camille Granger est diplômée en médiation culturelle et conduite de projets dans le cirque contemporain. Ces deux profils très différents se sont unis par l'intermédiaire du cirque et de leurs engagements politiques. Dans cet entretien Oriane nous parle des fils qui se sont tissés tout au long de leur parcours de création.

 

Quel a été le point de départ de ce projet à deux têtes ?

Il n'y a pas un unique point de départ. Il y a ceux de Camille, les miens et ceux ensemble. Je me souviens très précisément d'une rêverie une nuit caniculaire où le sommeil se faisant languir. C'était l'été juste après mes trois année à l’École Supérieure des Arts du Cirque à Bruxelles. Je voyais un très grand espace s'ouvrir devant moi. Excitant et vertigineux. J'ai rêvé d'une corde de plusieurs kilomètres, en chanvre, toronnée, du type qu'on trouve sur les bateaux ou dans les machineries de théâtre. Je passais une journée entière, des heures, a la crocheter pour faire en une membrane gigantesque. Cet été-là, ma mère venait de m'apprendre le crochet. Ensuite, je donnais rendez-vous à des spectateur·ices pour assister au détissage de cette énorme crochet ! Ça n'aurait duré que quelques minutes et il ne restait qu'une corde accrochée au ciel. Au matin, j'en avais presque mal aux bras. 

Avec Camille, nous avons combiné, et fait se rencontrer nos désirs de création, de faire des images, de porter des idées, des énergies au plateau. Le cirque et nos engagements politiques ont fait le lien. Elle a pris à bras-le-cor(de)ps cet agrès en devenir, depuis son endroit particulier et très précieux. Elle portait un nouveau regard, qui n'est pas empreint d'une formation circassienne, ni même scénique. Ses gestes venaient en contre-point de mes physicalités. J'ai adoré le fait de devoir me poser la question de ma pratique intensive et voir que l'on pouvait être en rapport avec des agrès d'une autre manière. Ça, c'est un super beau point de départ à mon sens. 

Le cirque n'a pas d'Histoire à lui, linéaire. Il en a mille qui s'entrechoquent. Il contient quelque chose de complétement bâtard. Je crois que c'est principalement pour cette raison que je m'inscris dans cette pratique. C'est super noble les questions que le cirque soulève. Mais il a ce côté mouton noir. 

C'est passionnant de se re-situer dans le paysage du cirque contemporain. car il s'agit de déconstruire franchement un objet de cirque et aussi une certaine idée de la virtuosité. Ce n'est possible que grâce a notre binôme. Nous rendons hommage ensemble, au cirque, à nos corps, à nos forces, à nos pouvoirs d'agir, à nos désirs, aux histoires qu'on racontent pas, à la possibilités de fictions nouvelles !

 

Pourquoi ce titre ? 

A l'origine, il y avait cette idée de détonation, de surgissement...un cri. C'était juste CRI, tout seul. Il y avait déjà cette pluralité dans ce seul mot. Car un cri peut être de joie, de révolte, de jouissance, de douleur, de peur,... Celui de la révolte était très présent depuis le début de nos recherches. Nous avons nourri notre projet de militantisme et de lectures anarcho-féministes. Nous apportions toutes les deux nos cris et notre besoin de faire un grand bruit, de prendre un espace. Et bombyx, c'est comme une petite bombe.... Et aujourd'hui, quand nous parlons du projet, on le nomme le bombyx. Comme s'il était un personnage en soi. Cette grande créature qu'est notre dispositif-agrès s'appelle le bombyx aussi. Toute l'équipe, nous nous appelons les bombyx et nous avons pas mal de choses à crier. Pour ce qui est de savoir ce qu'est vraiment un bombyx, une réponse se trouve dans notre spectacle.

 

Peux-tu nous parler de votre agrès et pourquoi ce choix ?

Pour moi le cœur du cirque, l'un de ses enjeux principal, c'est le rapport qu'on établit entre soi et un objet (que sont les agrès de cirque). Ils sont partenaires et sont les vecteurs qui donnent accès à un espace particulier, nouveau (voire magique), en tout les cas extra-ordinaire1. Nous nous retrouvons, en nous frottant aux "objets" de cirque, face à des questions primaires et primordiales. 

Mon objet, c'est le trapèze (le trapèze fixe, pour les amateur·ices des arts du cirque). Je le rencontre de manière inopinée, et un peu sur le tard. Je parle de rencontre, car cela m'a fait l'effet d'un coup de foudre. Un peu douloureux mais qui rend tellement vivante. Aujourd'hui, je crois que je peux dire que la vraie rencontre, c'était avec mon corps et ses possibles. Ce que je vis suspendue, la force que cela demande de se porter soi-même à bout de bras, je le transpose dans ma vie. 

Je m’attelle à le déconstruire depuis notre rencontre. Je me pose la question de la matière. Les cordes et les barres en métal. Le mou et le dur. J'ai beaucoup parlé d'Anarchitecture dans mes précédents projets et mes recherches. Et d'ailleurs, de quelle matière suis-je constituée en tant que corps. Corps-matières. Cet agrès, gigantesque, met en branle ces questions. Ainsi, déployé, démultiplié, il s'en trouve plus grand, plus lourd. Et ce n'est pas rien à déplacer. Il nous oblige à nous-même nous déplacer. 

Comment cet objet-créature est soulevé ? Et comment il nous soulève ? 

Cette matière ainsi manipulée est l'écran de milliers de fictions. C'est fou tout ce que, selon l'agencement et les gestes portés à la matière, nous convoquons comme image. 

 

Ce projet est porté par des personnes qui ont tous·tes des sensibilités artistiques, quelle est la démarche ?

Comme les cordes que l'on tisse toutes ensemble pour en faire une étoffe (ou une peau), nous tissons nos sensibilités pour faire l'étoffe de notre projet. Nous parlons de collaborations. Camille et moi sommes les deux fondatrices-porteuses de ce spectacle mais pour qu'il prenne sa forme complète, il a fallu confié notre projet à des artistes - technicien·nes. Il s'agit de faire confiance à leur point de vue qui est pétri de leurs savoirs et de leurs démarches. Il faut lâcher quelque chose. Donner la matière pour venir la tisser avec d'autres fils (des sons, des couleurs, des gestes,...) 
Ce qui me passionne (et de plus en plus), c'est les nœuds que nous sommes au milieu d'un rhizome, en tant qu'artiste, humain·e, artisan·e, créateur·ice, technicien·ne, qu'importe le titre que l'on se donne. 

C'est marrant de constater que nous sommes aussi toustes technicien·nes. On ne fait jamais qu'une chose...

Alors, je ne sais pas si j'avais conscientisé cela comme une démarche, mais je le revendique complétement ! Je tiens à valoriser l'hybridité, autant dans la forme que dans la démarche. Je crois en une chose très fort, c'est que l'hybridité permet de faire de la place pour des failles. Et que ces failles sont les trous dans lesquels peuvent pénétrer tout entier les regardeur·euses et leurs sensorialités. Et nous-même, en tant que créateur·ices, d'être sans cesse bousculé·es.

 

1. adjectif. définition 1.Qui n'est pas selon l'usage ordinaire, selon l'ordre commun