Les Halles de Schaerbeek
— Brussel —

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Delphine Parodi & Yoko Tawada / Fukushima, l'impossible deuil

 

Le témoignage, les poèmes et les photographies présentées dans cette chronique sont extraits du livre « Out of Sight », de Delphine Parodi (photographe française vivant au Japon) et Yoko Tawada (écrivaine et poétesse japonaise vivant en Allemagne), publié aux éditions Le Bec en l’air. Nous avons posé quelques questions à Delphine Parodi au sujet de son livre, de sa collaboration avec Yoko Tawada et de sa proximité avec l’univers de la danseuse et chorégraphe japonaise Kaori Ito - dont le spectacle « Chers », initialement programmé en 2021 aux Halles de Schaerbeek, sera présenté dans la saison 2021-22.

 

« Depuis le 11 mars l’année dernière, je ne voyais plus les arbres, les plantes, les montagnes ou les forêts, mais leur couleur, verte. Cette couleur est devenue une chose qui m’effraie. Je pense à ma fille et aux endroits où il est possible pour elle de jouer, de ramasser des fleurs sans que cela lui cause des problèmes de santé. C’est seulement en juin dernier que j’ai réalisé que le printemps était fini, et que l’été avait commencé. Je n’avais pas remarqué les changements de saison depuis l’accident à la centrale. Il a fait froid, puis ça s’est réchauffé, il a fait ensuite très chaud et froid de nouveau, mais ça n’avait aucune importance, tout était vert. J’en avais presque oublié à quel point la nature est belle à Fukushima. » Témoignage d’une évacuée de Fukushima.

 

Delphine, quels souvenirs as-tu de la catastrophe naturelle qui a frappé le nord-est du Japon le 11 mars 2011 ?

Le bruit sourd de la terre qui tremble, les livres de la librairie où je me trouvais tombant au sol et le calme des personnes autour de moi, qui a eu l’effet d’apaiser la panique que j’ai ressentie face à un séisme d’une telle ampleur. Puis les images irréelles du tsunami s’abattant sur les côtes de la région du Tohoku et l’inquiétude grandissante provoquée par l’accident nucléaire qui a suivi.

En introduction au livre « Out of Sight » (Le bec en l’air, 2020) tu choisis une formule singulière, celle de « perte ambiguë ». Que veux-tu dire ?

« Aimaina soshitsu » (perte ambiguë) est une expression qui est arrivée lors d’une conversation avec le moine bouddhiste Tokuun Tanaka alors que je réfléchissais à un titre en japonais pour le livre. C’est un sentiment partagé par beaucoup de personnes évacuées et d’habitants de la préfecture de Fukushima. La perte d’une maison, d’une ville, d’un territoire, devenus contaminés par la pollution radioactive et l’ambiguïté de cette perte. Car ce sont des lieux qui n’ont pas disparu, ils restent présents et les « arbres continuent de fleurir ». Mais ce sont des lieux anxiogènes et souvent inhabitables. On est face à l’irréparable, à l’incommensurable - le deuil est impossible.

Ton livre aborde la catastrophe naturelle et l’accident nucléaire en se mettant à l’écoute des histoires individuelles des évacués de Fukushima (environ 150 000 personnes). Pourquoi ce choix d'une approche personnelle et intime ?

Face à la démesure d’une catastrophe nucléaire de pareille ampleur cette approche centrée sur la mémoire individuelle me semblait nécessaire. Ecouter, recueillir, les voix des personnes évacuées et des habitants de la préfecture de Fukushima et l’altération de leur rapport à des paysages intimes, souvent insondables, afin d’essayer de se rapprocher de cet évènement. Interroger, en évitant la spectacularisation, cette perte du territoire, cette forme d’existence face à la menace invisible et impalpable de la radioactivité, où la simple liberté de vivre au présent a disparu. La nécessité de mettre en images cette somme d’évènements individuels pour rappeler que ce drame nous concerne aussi. L’intime me semble faciliter ce rappel à la conscience collective.

 

« Ne cueille pas les fleurs des champs ! / Elles renferment la mort ? / Les corneilles sont parties, les souris aussi. / Les plantes seules sont comme captives. / Ne joue pas sur une prairie ! / Le plantain te mordra les doigts ! »

 

Le livre évoque à quel point la relation à la Terre a été bouleversée par l’accident nucléaire. Le moine bouddhiste Tanaka Tokuun parle d’un nous « à la fois victimes et agresseurs ». La catastrophe est-elle à l’origine d’une prise de conscience historique au Japon ? Et ailleurs?

C’est difficile d’apporter une réponse univoque mais la catastrophe nucléaire, d’ailleurs toujours en cours, a certainement bouleversé, au Japon et ailleurs, notre rapport au monde, à la nature, au territoire, à la technologie. C’est un « mythe » de la science moderne et de l’innovation technique jusqu’à la « maîtrise » de l’énergie nucléaire qui s’est en quelque sorte effondré. On fait face à une destruction grandissante de nos habitats, engendrée par le système d’interdépendance généralisé que l’on connaît, entre pouvoir étatique, industrie et science. Il y a assurément la conscience d’être face à une urgence, et la situation de pandémie nous le rappelle, l’urgence de reconsidérer notre rapport au vivant. Toutefois au Japon, même si une majorité de la population est contre l’utilisation de l’énergie atomique, ça ne s’est toujours pas traduit par une décision politique de sortie du nucléaire. Et le gouvernement japonais maintient une injonction à la résilience violente dans son déni de l’individu et le sacrifice d’une partie de la population.

 

« Achetez-vous une voiture neuve ! / On vous donnera des billets. / Prenez des risques, construisez ! / Des grues, des clans mafieux, il y en a assez. / Ils se retrouvent au casino / Pour une corruption sans fin. / Typhons, tornades, investissez dedans ! / Les catastrophes, c’est bon pour les affaires. »

 

Comment as-tu rencontré l'écrivaine et poétesse japonaise Yoko Tawada, et son texte intitulé « Journal des jours tremblants » (Verdier, 2012) ?

Dans les mois qui ont suivis le 11 mars 2011, j’ai ressenti le besoin d’alimenter ma démarche photographique par la lecture d’écrivains et de philosophes essentiellement français et japonais qui avaient réfléchis sur la catastrophe naturelle et l’accident nucléaire. Le « Journal des jours tremblants » a été l’un des textes les plus marquants, exprimant une pensée particulièrement singulière. Entre journal poétique, réflexion philosophique et essai critique, s’interrogeant sur l’histoire du Japon, son insularité, sur les possibilités de la langue. C’est également son interrogation sur notre rapport à l’électricité, à notre quête de toujours plus d’énergie pour combler nos besoins sans fin qui m’a donné l’envie de partager nos expériences. A la suite d’une première rencontre à Berlin fin 2012 et d’un long échange sur la série « Out of Sight », nous avons décidé de présenter ensemble nos démarches respectives.

 

« En août au jour des morts / Les esprits s’égarent sur le chemin du retour. / Retrouver les évacués qui fêtent en famille / Ou regagner son ancienne maison ? Déserte ! / Un fruit rouge foncé pend à l’arbre, intact. / Verrouillées et brisées, les fenêtres ternes. »

 

Comment avez-vous travaillé pour faire dialoguer photographie et poésie ?

Lors de cette première rencontre nous nous étions d’abord arrêtées sur l’idée d’un seul texte. Puis Yoko s’est rendue dans la préfecture de Fukushima au mois d’août 2013 au moment de la fête de « Obon » (qui commémore les ancêtres décédés), y a rencontré les personnes que j’avais photographiées et écrit les vingt-quatre poèmes publiés dans le livre. Leur lecture, ainsi que le récit de ses rencontres m’ont amené à de nouvelles images. Le dialogue entre photographie et poésie s’est créé au travers de nos échanges, de la proximité des situations et des voix recueillies. D’où le choix dans le livre de présenter des séquences de photos et de poèmes qui se font écho, ainsi qu’aux témoignages, sans s’illustrer.

Tu apprécies le travail de la danseuse et chorégraphe japonaise Kaori Ito. Qu’est-ce qui t’interpelle dans ses créations ?

Je trouve dans sa démarche de danseuse et chorégraphe une façon très singulière d’ouvrir l’espace, de travailler les paradoxes. J’aime l’hybridité de ses créations, entre danse contemporaine, théâtre Noh, cirque, Butoh, collaborant parfois avec des musiciens, et surtout sa très grande liberté. Elle crée une spatialité poétique allant de l’intimité profonde à l’étendue infinie de l’espace, et les fait se réunir dans une même expansion. On sent vraiment la consonance de ces deux espaces, de leurs immensités. Elle communique au spectateur quelque chose de l’indicible pour atteindre une sorte d’état méditatif.

Dans « Chers » Kaori Ito aborde la question du dialogue avec les disparus, avec nos ancêtres et/ou nos fantômes. Elle tente de donner corps à l’invisible. Il me semble que cela fait écho à ton travail photographique. Qu’en penses-tu ?

Avant tout, merci de ce rapprochement. Je suis très sensible à cette idée que l’on retrouve aussi dans le théâtre Noh, évoquer les disparus pour apaiser leurs âmes. Et dans « Chers », comme l’explique Kaori Ito, de « danser pour apaiser l’âme des vivants ». On en a tellement besoin dans cette période troublée que l’on vit en ce moment.

Un écho, oui peut-être par rapport à cette question du souvenir, de la disparition, dans la tentative de donner une forme, un lieu, à l’impalpable. D’enregistrement de la mémoire en se tournant vers l’autre, en recueillant des histoires individuelles, dans le livre celle des habitants de Fukushima.

 

Les propos de Delphine Parodi ont été recueillis par Michel Reuss.

Les photographies sont de Delphine Parodi et les poèmes de Yoko Tawada.